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LITTER'NATURE : Littérature & Nature
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Utilisation de mes textes
Bien que je ne prétende pas être un grand écrivain, mes textes sont faits pour être lus ! Vous pouvez donc les faire circuler, les imprimer ou les reproduire. Je vous demande juste de me citer comme auteur, de mettre un lien vers ce blog et de m'avertir par mail (où le texte sera utilisé, sur quel site ou support, pour quel public).
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NOUVELLE GERIATRIQUE en 7 épisodes

PECHE  AUX  SOUVENIRS.

Pour en faciliter la lecture je regroupe ici dans l'ordre chronologique la nouvelle éditée en feuilleton en mars 2017-avril 2018.

Chapitre I : LE PETIT GARÇON

 La pluie, qui tambourine avec vigueur sur les carreaux délavés, perce petit à petit ses rêves décousus. Son ouïe, seul organe encore fidèle de son corps qui se défait lentement, le tire de son sommeil léger et l’amène à la conscience. Il soulève précautionneusement les paupières, croise ses mains chenues, à la peau plissée, sur son torse osseux, que permet d'entrevoir sa chemise déboutonnée. Puis, attiré par la pâle lumière du jour naissant, il pose son regard vide sur les vitres, le long desquelles coulent des traînées d’eau claire. À sa demande, les volets ont été laissés ouverts hier soir par Anne-Marie : il aime être réveillé tôt, pour profiter des lueurs de l’aurore ; c’est, avec l’orage et l’éclat du soleil de midi, l’une des rares manières dont il peut jouir de la nature maintenant, lui qui l’a tant parcourue...

 On frappe doucement à sa porte : « Un café et deux biscottes beurrées, Alex ? », lui propose Anne Marie. Elle est la seule personne à le nommer Alex ici, alors qu’il s’est fait appeler ainsi toute sa vie : pourquoi ? C’est, pourtant, si bon d’entendre son diminutif de jeunesse, qui lui dit qu’il est encore lui-même ! Il apprécie son interlocutrice pour ce simple fait ; et aussi pour la manière tendre avec laquelle elle lui coiffe des doigts sa longue frange blanche, pour lui dégager les yeux, même si sa vue est devenue trop trouble pour qu’il distingue les traits des visages. La jeune femme sourit à la face hirsute du vieillard, en émiettant les biscottes dans le café ; puis le laisse boire à la cuillère ce mélange spongieux, sur lequel flottent les taches du beurre fondu. Cela ne le gêne pas, ainsi il se souvient des chocolats chauds que lui préparait sa grand-mère, en y mouillant des croûtons de pain maison …

 « À tout à l’heure pour la douche, vers dix heures », lui précise-t-elle en le quittant ; après avoir vérifié qu’il ait sa serviette bien en place au tour de son cou ridé, pour éviter qu’il se trempe avec le café qui goutte de la cuillère. « À tout à l’heure, oui, mais pas trop tôt …», répond-il doucement de sa voix chevrotante et atone. Bien qu’il ne soit pas tard, il mange le plus vite que lui permet sa déglutition laborieuse : il ne sait pas clairement combien de temps il lui reste jusqu’à dix heures, mais il veut avoir un long moment pour penser, pour penser à rien, ou presque, mais cela est si bon… Souvent, il gagne du temps, pour mieux en perdre ensuite, même si ses journées sont surtout pleines de vides, mais de cela il n’en a pas vraiment conscience…

 À grand peine, il pèche tous les morceaux de biscottes, puis boit le fond de café, non sans en verser un peu sur la serviette, le bol frémissant dans ses mains tremblantes. Cela lui est égal, il va pouvoir reprendre son activité favorite : fixer la fenêtre. Il pose, en tâtonnant, le récipient sur la table de chevet, s’essuie les lèvres, mais pas le cou, respire fébrilement deux inspirations de son souffle court, puis laisse son esprit divaguer sur les carreaux. Ses yeux se perdent dans la terne clarté qui filtre des ondées et qui se reflète harmonieusement dans les teintes grises de ses pupilles. On l’a souvent félicité pour son regard de cette couleur rare, qui lui donne un air sombre et sérieux ; mais aujourd’hui, en fait, il se sent d’humeur légère, malgré le temps. De toute manière il n’a pas prévu de sortir et a toujours aimé la pluie…

 Connaissant bien sa chambre, il devine, sans le voir à cause de sa vision trouble, que les rafales s’insinuent sous les battants disjoints de la fenêtre. Il sait qu’une flaque se forme petit à petit sur le carrelage, car il entend un filet d’eau goutter ; fasciné, il se laisse absorber par cette sonate subtile, à priori banale pour n’importe qui, mais pas pour lui aujourd’hui. Par touches balbutiantes, un souvenir remonte de sa mémoire encombrée : un garçon, un petit garçon, un petit garçon blond, habillé tout en bleu, en short et en sandales, bien qu’il bruine ; une flaque d’eau, boueuse, l’enfant qui y court, y saute, puis qui y fait flotter des feuilles mortes pour de lointaines croisières ; mais aussi : une femme au visage courroucé, elle va devoir laver les vêtements tout neufs, et un homme au regard indulgent… La scène se dessine de plus un plus clairement, un moment heureux de l’ancien temps…

 L’enfant se lève, le fixe et, sans hésiter, lui sourit, et lui, bien sûr, il lui rend son sourire ! Mais qui est ce tendre marmot, là si vivant ? Sa mémoire trébuche… C’est Jean ! Jean son aîné… Jean, sa fierté ! Non, Jean était très discipliné et châtain, l’enfant est blond : alors qui ? Alors Pierrot ! Pierrot le cadet qui n’en faisait qu’à sa tête ! Oui Pierrot ! Pierrot, ce coquin, ce charmeur… Mais Pierrot est rouquin ! Alors qui ? Sûrement un de ses petits-fils… Mais lequel ? Il en a eu sept… D’ailleurs comment s’appellent-ils ? Ils sont si nombreux, et cela fait si longtemps qu’il ne les a pas vus, et puis il parait qu’ils ont bien grandi, après tout il est très vieux, lui, maintenant…

 Il cesse de fouiller sa mémoire plus avant, c’est trop douloureux… Pourtant, il ne veut pas perdre son passé, son précieux passé ! Comment vivre sans passé, quand on est si âgé, que le futur est chichement compté et le présent tellement vide ? Il ne peut y renoncer, ou alors autant mourir de suite ! La pluie redouble de vigueur, elle semble, ainsi, le guider sur le chemin vers ce chérubin qui lui tend les bras. Il soulève les draps et découvre ses longues jambes marbrées et décharnées, lui qui a été un si bon marcheur ! Laborieusement, il s’assoit au bord du lit et pose prudemment ses pieds tordus sur le sol froid. Il décide de s’approcher de la flaque fraîche, la toucher, porter son eau à ses yeux pour s’éclaircir la vision et, par là, ses souvenirs…

 Une femme en blanc entre sans frapper :

            - Déjà debout monsieur Dubois !

             - Heu... Heu, oui…

            - Vous voulez que je vous fasse votre douche maintenant ? Vous avez l’air pressé ce matin !

            - Faire ma douche avec vous ! Mais pourquoi ?

            - Mais enfin monsieur Dubois, on est à l’hospice !

            - À l’hospice ! Moi !

            - Bien sûr, et depuis longtemps…

            - Mais pourquoi ?

 

Chapitre II : BETH

L'infirmière le saisit par le bras et le tire vers la douche, loin de la flaque d'eau.

­        - Non, non, pas maintenant ! Pas avec vous ! Anne-Marie m'a promis…

        - Allons, allons, pas d'histoire : j'ai pas de temps à perdre !

        - Non, non, je veux pas ! Pas avec vous…

        - Vous êtes un enquiquineur monsieur Dubois ! Mais je sais comment faire avec les rebelles dans votre genre…

D'un coup, cette phrase assassine a détruit les subtiles et envoûtantes harmoniques de la pluie sur les vitres…

        - Vous ne m'aurez pas ! Je me laisserai pas faire ! Lui lance-t-il au visage, mobilisant toutes les ressources de son souffle asthénique, comme lorsque, jeune écolier, il jetait de ses faibles forces des cailloux dans la vitre de son institutrice sévère et injuste…

        - Taisez-vous ! C'est moi qui commande ici ! dit-elle en le poussant dans la salle de bain.

Désespéré, il lui donne un léger coup de pied dans la cheville, bandant ses forces défaillantes.

        - Ha ! Ne me frappez pas ! Sinon ça sera la piqûre ! Ça sera vite fait…

        - La piqûre, la piqûre ! Vous ne pensez qu'à ça ! Vipère !

        - Restez poli ! Je vais en parler à la chef, vous verrez que vous l'aurez votre piqûre…

Une fois dans la salle de bain, elle le déshabille sans ménagement, le pousse sous la douche et le mouille d'un jet fort, sans lui demander si la température de l'eau, froide, lui convient. Elle le savonne vigoureusement, lui mettant de la mousse plein les yeux, le frottant brusquement, meurtrissant sa peau sensible ; puis elle le rince brièvement et l'essuie comme on étrille un cheval. Elle lui remet son pyjama souillé et lui enfile une robe de chambre, à l'envers, en disant qu'on viendra finir ça plus tard quand on en aura le temps. Ha, combien il regrette la douche manquée avec la douce Anne-Marie !

Mais qui est cette harpie, pour se permettre autant de familiarité et de brusquerie avec lui ? : Oui, qui est-elle ? Son physique lui dit quelque chose : il cherche méthodiquement dans sa mémoire rouillée, remontant laborieusement de souvenir en souvenir… Soudain sa pensée s'éclaire : la grande Beth ! Oui, la cousine Élisabeth ! Il la reconnaît : c'est elle ! Ce corps filiforme, cette poitrine presque sans mamelle, cette chevelure filasse, qui pendouille, ce visage chevalin, ces longues dents prêtes à mordre, ce nez en forme de bec de vautour, ces yeux de hibou énormes, qui scrutent à la recherche d'une proie : oui c'est elle, c'est la grande Beth ! Malheur !

Malheur oui, car elle l'a toujours pris comme souffre-douleur, fière d'être en avance à l'école, alors que lui avait redoublé son CP. Il se rappelle de cette fameuse Épiphanie : pour une fois il avait tiré la fève, il était le roi de la fête, rempli d'importance. Plein de bonne volonté, il avait choisi sa cousine comme reine, et elle avait refusé en ricanant : « Moi ta reine ? La reine d'un âne ? Plutôt crever ! », il en avait pleuré…

Plus tard, adolescents, elle se moquait encore de lui, car il travaillait, à ses heures perdues, comme serveur dans la brasserie du grand-père. Il était fier de prendre les commandes sans les noter, de porter le plateau à une main sans jamais rien renverser, mais, grisée par les cours de soutien scolaire qu'elle donnait, se prenant pour un professeur, elle le traitait de larbin… Il avait grandi, cela lui glissait dessus… Enfin presque, car leur grand-mère vénérée partageait le point de vue de Beth : pour elle il était plus noble d'enseigner que d'obéir. Alors, dès qu'il le put, il fuit les réunions familiales, échappant ainsi à l'odieuse cousine. Et là, la voilà revenue ! Malheur, oui…

Cette toilette vite expédiée, et l'habillage encore plus rapidement bâclé, elle le conduit d'autorité au fauteuil, où elle l'attache avec un drap. « Pour pas que vous nous causiez d'embarras en vous levant, on se demande bien pour quoi faire... ». Elle ne l'a pas remis au lit, c'est déjà ça : il a été rapproché de la pluie et de la flaque…

Ouf, elle est partie ! Elle lui a gâché son réveil et sa douche : il en pleure, redevenu enfant. Les larmes coulent sur son visage, mouillant ses lèvres, cela le ramène à la pluie, et, par là, à la petite mare intérieure. Il étend les pieds, qu'elle a laissés heureusement nus, il tâte le liquide froid : l'image de l'enfant blond revient, il s'apaise… Il cherche le fil de ses pensées initiales, tranquillement calé dans le fauteuil. Hélas son esprit est parasité par sa découverte de l'identité cachée de l'infirmière : il ne peut pas se détacher de cette inquiétante nouvelle…

Brusquement un fait le frappe en plein visage : elle a maintenant au moins trente ans de moins que lui, alors que, enfants, ils étaient conscrits ! Pourquoi est-il devenu si vieux et pas elle ? Oui, pourquoi ? Et, surtout, comment ? Encore un coup tordu de l'infâme cousine ! Mais comment fait-elle ça ? Oui, comment a-t-elle fait ça, elle, car c'est de sa faute, il en est sûr… Les piqûres bien sûr ! Oui, toutes ces piqûres qu'elle lui fait dès qu'il proteste un peu pour se faire respecter… Ce sont ces piqûres qui l'on fait vieillir si vite et qui le poussent, lentement mais sûrement, dans la tombe : la garce !

Il se révolte, mobilisant ce qui lui reste de forces mentales. Il va se plaindre ! Oui il va se plaindre ! Mais à qui ? Qui est le chef ici ? Il doit bien y avoir un colonel. Non, pas de colonel, on n'est pas à l'armée… Un directeur alors ? Oui un directeur, il y en a toujours. Mais il ne l'a jamais vu… Un médecin alors ! On est à l'hospice a-t-elle dit, alors le monsieur en blouse blanche qui passe tous les matins doit être le médecin : il faut bien qu'il y en ait un. Il va se plaindre à lui et elle va voir ce qu'elle va voir, la traîtresse...

Chapitre III : CLARA

Rasséréné par cette perspective de vengeance, et, surtout, de ne plus avoir de piqûres, Alexandre se concentre sur ses pieds qu'il a trempés dans la flaque. Bercé par la pluie sur les vitres, le souvenir de l'enfant blond revient agréablement à son esprit, remontant le long de ses jambes, puis de son corps. Il en jubile, mais, très vite, la question de savoir qui c'est le taraude à nouveau : il se replonge dans sa mémoire à la recherche de la réponse qui l'apaisera. Entre alors une jeune femme brune qui lui propose un flacon de jus de fruit. Que lui veut-on encore ? Ne peut-on pas le laisser tranquille avec ses souvenirs ! Pourquoi veut-on l'empêcher de reprendre contact avec l'enfant ? Exaspéré, il lève les yeux sur la nouvelle venue...

Une pensée fulgurante émerge : c'est Clara ! Clara la petite bonne ! Il s'en souvient bien : cette silhouette menue, ce port de tête altier, malgré sa condition à la maison, sa longue natte noire, et, surtout, ce visage franc aux joues roses, qui laissent deviner une peau si douce à caresser du bout des lèvres, oui c'est la douce Clara ! Son amour de jeunesse est revenu : alléluia ! Cela le rassure et compense un peu la présence de la grande Beth. Il se remémore avec plaisir les moments où il l'épiait, rieuse, attablée à la terrasse de la brasserie avec ses cousines, le dimanche après-midi. Et puis, pourquoi devrait-il s'en cacher, cela lui rappelle ses premiers émois d'adolescent et le tendre corps à corps dans lequel ils ont consumé leurs virginités… Bon, là, il est devenu trop vieux pour elle, qui est encore bien jeune, satanées piqûres, mais le souvenir est agréable et illumine cette triste matinée…

­       - Bonjour Clara. Tu es revenue ? Les parents ne sont plus fâchés après toi ?

­       - Bonjour monsieur Dubois, je m'appelle Carla, pas Clara, et je suis la nouvelle stagiaire.

­      - Pourquoi me mens-tu ? Pourquoi dis-tu Carla alors que tu es Clara ? Tu m'en veux encore que les parents t'aient chassée de la maison, en te traitant de traînée ? J'y suis pour rien tu sais !

­       - Vous devez confondre monsieur Dubois ! Je viens juste d'arriver en stage ce matin, on s'est jamais vu avant …

Pourquoi nie-t-elle l'évidence ? Pourquoi s'obstine-t-elle à le contrarier elle aussi, elle qui a été si gentille avec lui, il y a pas si longtemps ? Encore un coup de la grande Beth ! Et puis c'est quoi « une stagiaire » ?

­       - Si t'es pas Clara, que fais-tu ici ? Pourquoi viens-tu me déranger ?

­       - Je suis là pour apprendre mon futur métier.

­       - Et c'est quoi ce métier ?

­       - Aider les gens, faire le ménage, apporter à boire et à manger, faire les lits...

­       - Tu vois bien que t'es une bonne ! Pourquoi mens-tu ?

­       - Je suis une sorte de bonne, oui, on peut dire ça comme ça, si vous le voulez..., dit-elle, le rouge aux joues, ce qui la rend encore plus désirable.

Elle se dit qu'il a dû entendre son nom dans le couloir et qu'il la confond avec une autre, connue dans sa jeunesse ; elle sait que dans l’Alzheimer les souvenirs anciens survivent longtemps et s'imposent au présent : elle décide d'être patiente avec lui.

­       - Et là alors, que viens-tu faire ? À me déranger…

       - Je vous apporte du jus de fruits : vous voulez orange ou pomme ?

       - Du jus de fruits ! À cette heure ! Drôle d'idée...

       - C'est le médecin qui vous l'a prescrit : c'est plein de vitamines, ça vous réveillera…

       - Me réveiller ! Je suis bien assez réveillé après la douche avec l'horrible Beth !

       - Beth ? interroge-t-elle surprise.

       - Oui, la harpie aux cheveux blondasses comme une filasse…

       - Ha… Alors pas de jus de fruits ?, propose-t-elle, décidée à ne pas trop le contrarier.

       - Non !

       - Pourtant, tente-t-elle, dans un ultime élan de professionnalisme, le jus d'orange c'est bon pour la mémoire : les vitamines…

       - Pour la mémoire ?

       - C'est le médecin qui le dit.

       - Alors je vais savoir qui est le petit garçon ? Donne m'en deux !

       - Deux c'est lourd à digérer, commencez par un.

       - D'accord, alors un, ma petite Clara…

La stagiaire ouvre le flacon et cherche un verre sur la table de chevet. Ce faisant elle découvre une antique montre à gousset. Elle la prend dans la main et admire cet objet d'argent fortement patiné, ce qui suggère une longue vie dans de multiples poches. Elle caresse les motifs finement ciselés du verso, puis elle observe de près les reflets miroitants de l'écran de nacre, incrusté de chiffres noir jais.

       - Ne touche pas ça ! C'est à moi ! Voleuse ! Les parents avaient raison...

       - Je la regardais juste : je vous la rends. Elle est vraiment très belle ! C'est un souvenir ?

       - Oui, un cadeau de grand-père. Il me l'a donné, car je suis son préféré...

       - Elle n'est pas à l'heure : vous voulez que je vous la règle ?

       - Non. De toute manière elle marche plus depuis longtemps… Rends-la-moi ! Vite !

Elle porte la montre à ses oreilles pour vérifier l'absence de tic-tac. Puis, comme il tend une main tremblante, mais impérieuse, elle pose dans sa paume l'objet précieux, sans le faire attendre plus. Dans sa fébrilité il la fait tomber. Elle se baisse pour la ramasser, la regarde et lui tend.

       - Excusez-moi : le verre s'est fendue !

       - Ma montre ! Qu'as-tu fait, malheureuse !

       - Je peux la faire réparer si vous voulez...

       - Non, ça suffit, tu as fait assez de dégâts comme ça !

       - Regardez : les aiguilles bougent : elle remarche ! Vous allez pouvoir savoir l'heure comme ça maintenant…

       - Savoir l'heure ! Pour quoi faire ?

       - Organiser vos journées, je sais pas...

       - Organiser mes journées ? Drôle d'idée ! Je n'ai rien d'autre à faire que penser. Pas besoin d'heure pour ça...

       - Vous n'êtes pas content qu'elle remarche ?

       - Non, je m'en fiche ! Et puis à quoi ça sert de voir passer le temps ? Juste de me sentir vieillir encore plus vite…

Confuse, la stagiaire cherche à se rendre utile. Elle vide le jus de fruit dans le verre, approche la table du fauteuil et pose la boisson dessus. Lui ne dit rien, les yeux braqués sur le cadran, fasciné par le mouvement fatidique des aiguilles. Elle remarque qu'il a les pieds dans l'eau et lui dit qu'elle va vite revenir avec une serpillière. Il crie qu'il ne veut pas. Qu'elle parte au diable ! Vite ! Qu'on lui laisse cette flaque miraculeuse… Pourquoi veulent-elles toutes l'empêcher de penser au petit garçon si charmant ? Qui viendra à son secours ? Journée de malheur…

Chapitre IV : LE PERE

 

Enfin seul, Alexandre se replonge dans sa mémoire à la rencontre du petit garçon blond : il patauge dans la flaque, comme devait le faire le gamin, pour mieux se concentrer, laisser remonter ses souvenirs et avancer dans sa quête de l'identité du bambin. Il entend un brouhaha et devine que sa chambre est de nouveau envahie : il décide d'ignorer ses visiteurs importuns…

 

Lentement, une voix se fore un chemin dans son esprit : une voix caverneuse, mais chaleureuse, à l'accent du sud-ouest marqué, une voix gravée au plus profond de son histoire : celle de son père ! Il lève les yeux sur son émetteur : un homme grand, légèrement bedonnant, à la calvitie prononcée et aux traits du visage empâtés. Il est étrangement vêtu pour un notaire : il porte une longue blouse blanche, mais cela semble être la mode ici. Il ne reconnaît pas vraiment les caractéristiques de son géniteur, mais sa vue est faible et imprécise, il décide donc de faire confiance à son ouïe, encore fiable elle, content d'avoir retrouvé son père pour le protéger de Beth...

 

Son père n'est pas seul : l’infâme Beth l'accompagne ainsi que Clara et une étrangère entre deux âges.

 

­ Comment ça se passe avec monsieur Dubois ? interroge l'homme en blanc.

 

- Difficilement docteur : il est de plus en plus agressif !

 

­ Agressif ?

 

­ Oui, ce matin il m'a frappé sans raison, alors que je l'amenais en douceur à sa douche, affirme sans vergogne l'infirmière, on devrait reprendre les piqûres à mon avis.

 

- Ha, les piqûres ! Est-ce bien nécessaire ?

 

Le mot « piqûres » tire le vieillard de son retrait obstiné :

 

- Non papa, pas de piqûres ! Pas les piqûres, ça fait trop mal : après j'ai les fesses qui me brûlent !

 

- Vous n'aimez pas ça ?

 

- Pas du tout ! Je n'irai plus dans votre chambre ! Promis ! J'obéirai à Capucine ! Promis !

 

- À Capucine ?

 

- Oui, Capucine, la baby-sitter qui nous garde quand vous allez au théâtre avec maman…

 

- Vous voyez bien qu'il est confus docteur : les piqûres, voilà ce qu'il lui faut…

 

- Il prend bien ses gouttes ? interroge la voix grave.

 

- On lui met dans sa soupe, il les avale sans s'en apercevoir, concède mécaniquement l'infirmière.

 

- Parlez-moi de cette chambre avec Caroline, monsieur Dubois…

 

Le vieillard explique que ce soir-là il avait voulu profiter de l'absence de ses parents pour entrer dans leur chambre, voir pourquoi elle leur était interdite, à sa sœur et à lui, depuis six mois, alors qu'avant ils venaient le dimanche se blottir dans le lit parental, pendant que la bonne préparait le petit-déjeuner. Capucine lui avait rappelé cette interdiction, mais Alex n'en avait pas tenu compte et ouvrit la porte d'une main ferme, cependant il pénétra dans la pièce uniquement du regard, pour limiter son intrusion... Presque à son insu, la baby-sitter le laissa s'emparer ainsi des lieux, des yeux seulement, estimant que tant qu'il n'y mettait pas les pieds cela restait tolérable. Lui avait tout de suite remarqué le changement : le grand lit avait été remplacé par deux lits jumeaux une place, séparés par un imposant paravent japonisant. Son âme d'enfant ne pouvait pas mettre de sens sur ce spectacle et il referma la porte, perplexe : qu'est ce que ses parents cherchaient à leur cacher ? Il ne pouvait pas deviner la cause de leur brouille...

 

Pris dans ses justifications, le patient n'écoute plus le dialogue des soignants qui, d'ailleurs, parlent sans tenir compte de lui.

 

- Promis papa, promis, je n'ouvrirai plus la porte ! Mais dit à Beth de me fiche la paix : je veux plus la voir...

 

- Vous voyez bien qu'il est perdu, il mélange tout, il nous prend pour d'autres et du coup il nous frappe ! Dites-lui chef que c'est insupportable maintenant pour le personnel, dit l'infirmière en se tournant vers la deuxième femme, qui n'avait encore prononcé aucun mot.

 

- Oui, il faut faire quelque chose, encore qu'avec Anne-Marie ça se passe bien.

 

- Alors demandez à Anne-Marie de s'occuper le plus possible de lui, elle est très patiente…

 

- C'est vrai, mais elle n'est pas tout le temps là, explique la chef. Quoi qu'il en soit, pour lui aussi ce n'est pas bien de le laisser dans cette confusion : faites quelque chose docteur.

 

­ Bon, et bien ajoutez cinq gouttes, le matin, dans son café… Monsieur Dubois c'est fini les piqûres. Maintenant c'est Anne-Marie qui va s'occuper de vous, mais soyez calme quand elle n'est pas là, dit le médecin lui tenant la main après s'être approché.

 

­ Merci papa, merci, tu es gentil, dit le vieillard en serrant la main paternelle.

 

- Mais que font les femmes de services ? Pourquoi a-t-il les pieds dans l'eau ?

 

- Il ne veut pas que je l'éponge, se justifie timidement la stagiaire...

 

- Pas grave ! Ne le contrarions pas plus : c'est un mauvais jour à passer. Mais apportez-lui de suite ses cinq gouttes...

 

Ceci dit le groupe part, l'abandonnant à ses pensées. Tout semble pour le mieux : Beth va le laisser tranquille, personne ne parle plus de lui enlever la flaque d'eau, il va revoir Anne-Marie. Il peut se concentrer à sa tache du jour : retrouver le petit garçon souriant…

 

Chapitre V : ONCLE LOÏC

Alexandre reste enfin un long moment seul, mais ses pensées demeurent confuses et il ne peut toujours pas trouver le nom du petit garçon : il décide de réfléchir à autre chose, mais à quoi ? Du coup, quand quelqu'un entre de nouveau dans sa chambre, il l'accueille avec plaisir, d'autant plus qu'il reconnaît la douce voix d'Anne-Marie.

 

­ C'est bientôt midi Alex : je vous prépare pour aller à la salle à manger ?

 

- Me préparer ?

 

- Ho, juste changer de robe de chambre et mettre vos pantoufles...

 

- Alors d'accord, oui, d'accord…

 

- Vous savez, après le repas, il y aura un film, un reportage sur Loïc Hénaff, le fameux navigateur en solitaire…

 

- Ha…

 

- Un film sur la mer, il y aura de belles images : ça vous changera les idées…

 

- Pourquoi pas…

 

Pendant le repas, Alexandre, qui picore sans appétit les mets insipides, pense au film et à ce fameux navigateur. Loïc, ça lui rappelle quelque chose, par contre Hénaff, non, ça, ça ne lui dit rien… Mais un Loïc, oui, il a dû en connaître un… Mais qui ? Aussi c'est l'esprit curieux qu'il se laisse installer devant l'écran, le plus prés possible, à cause de sa vue déficiente. Anne-Marie avait raison : les images sont saisissantes, alternant des mers d'huile sous des ciels sereins et des eaux démontées brassées par des vents déchaînés sous des nuages gros d'averses. Tout cela lui rappelle des récits qui ont bercé ses jeunes années : mais qui les lui racontait ?

 

Par épisodes apparaît un marin au visage buriné avec, invariablement, une pipe à la bouche, quel que soit le temps. Cette pipe lui dit quelque chose… Oui, elle lui parle d'un des héros de son enfance : Oncle Loïc ! Oui, oncle Loïc, ou kaptan Loïc, si on préfère… Mais son nom c'est Dubois, pas Hénaff ! Pourquoi, encore une fois, veut-on jeter le trouble dans ses souvenirs ? Lui cacher le vrai nom, et donc la vraie nature, de ceux qui lui rendent visite aujourd'hui, même dans ce film qui, sans conteste, lui est dédié ? Il se sent pris dans un complot… Mais peu importe ! Maintenant qu'il a trouvé la véritable identité du navigateur, et les liens qui le lient à lui, il va pouvoir se plonger avec volupté dans les échos de son enfance...

 

Son oncle, frère de son père, s'appelait Sylvestre Dubois, mais cela ne lui allait pas, trop botanique pour lui qui n'avait qu'un seul amour : la mer et ses horizons sans fin, promesses de liberté. Il avait horreur de la campagne et des forêts, voyant que ses parents, riches paysans, mais paysans quand même, menaient une vie monotone et sans attrait, retirés à l’orée d'une sombre futaie, qui masquait les lointains qui l'attiraient tant. Aussi, depuis son enfance, se faisait-il appeler « kaptan Loïc » ou, à la rigueur, et uniquement par son neveu préféré, Alex, « oncle Loïc ». Pour camper son personnage de loup de mer, kaptan Loïc arborait en permanence une pipe en bruyère, sculptée d'une tête de marin barbu. Cet ustensile fascinait Alex, qui ne se lassait pas de contempler la fumée, tantôt montant lentement du fourneau, tantôt, après que le navigateur l'eut aspiré avec une volupté virile, sortant violemment de ses narines tannées par le soleil. Spectacle envoûtant d'un dragon neptunique qui convertissait l'écume des vagues en feu, signe de la puissance de son oncle, capable de cette métamorphose grâce à la force de son caractère hors du commun...

 

Dès qu'il eut quelques économies, oncle Loïc s'était acheté un petit voilier, qu'il avait entièrement retapé et renommé « le Vaillant ». Il naviguait autant qu'il le pouvait, n'hésitant pas, lors de ses vacances, à faire du cabotage au long cours, de port en port. Bien évidemment, les récits de ses exploits enthousiasmaient son neveu, qui lui demandait de l'emmener avec lui ; mais, impitoyablement, l'oncle répondait qu'Alex était trop jeune... Toutefois il l'autorisait à monter sur le Vaillant quand il était à quai , à la condition qu'il change de prénom. 

 

­ - Alex, ça va pas pour un marin ! Il te faut un prénom breton : ici tu es « Gwénaël » et moi, à bord, je ne suis pas  « oncle Loïc », mais «kaptan Loïc » !

 

­ - Ok kaptan ! répondait Alex, qui était prêt à tout pour embarquer.

 

Il sautait vite dans le bateau avant que son oncle change d'avis. Il recevait solennellement la pipe, éteinte, mais symbole de la fonction de capitaine, et s'installait à la barre, les yeux fermés pour se concentrer sur ses rêves, bercé par les haubans qui claquaient contre les mats. Nouvellement intronisé chef de bord, Gwénaël voguait vers les lointaines Kerguelen, à la barre d'une fière goélette, à travers des bancs de goémon et sous les cris stridents des goélands, vaillant gaillard à la pipe vissée à sa bouche gourmande...

 

Une fois le film fini, et dans le brouhaha des discussions, le vieillard se sent nostalgique, plongé dans les souvenirs de ses propres navigations, uniquement portuaires, mais riches en émois juvéniles. Ramené dans sa chambre, rapidement ses pensées se retournent vers le petit garçon de la flaque : à quelles traversées rêvait-il pour ses feuilles mortes ? Jusqu'où son imagination l'emportait-elle ? Il aimerait tant savoir, et, pourquoi pas, pouvoir parler avec lui de leur passion commune, au-delà du temps passé….

 

Chapitre VI : PHILOMÈNE

Alexandre est focalisé sur ces interrogations quand entre une femme, svelte et élancée, à la chevelure rousse exubérante. Elle a été envoyée par les soignantes, soucieuses de l'état mental du vieillard.

 

­ - Bonjour monsieur Dubois. Comment ça va aujourd'hui ?

 

­-  Comment ça va ? Drôle de question ! Tout le monde cherche à m'embrouiller aujourd'hui !

 

- Vous embrouiller ?

 

­- Ben oui, m'embrouiller ! Et puis d'abord, vous, qui vous êtes ?

 

­ - Je suis la psychologue.

 

­ - Hein, vous êtes qui ? Philologue ? Drôle de nom ! Approchez que je vous vois…

 

La femme s'approche et il la dévisage : ces cheveux rouille qui cascadent de chaque côté de ce visage laiteux parsemé de taches de son, ce nez en trompette, ces lèvres pulpeuses : il la reconnaît ! Oui, bien sûr, c'est elle ! Son amour de jeunesse : Philomène ! Il se souvient bien de leurs rencontres. À chaque fois le scénario était le même : ils se tenaient par les mains, ses mains calleuses à lui dans les douces menottes de son aimée, ils se regardaient dans les yeux, longuement, sans un mot, laissant éclore lentement leurs sourires. Puis elle se lançait à briser le silence, toujours elle en premier. Elle disait comment elle meublait ses interminables attentes : elle se racontait le galet ramassé lors de leur rencontre sur la plage, les bouquets d'iris jaunes, sa couleur préférée, qu'il lui cueillait à chaque fois en longeant le fossé sur le chemin du retour, et, surtout, elle se racontait le profil perdu de son amant parti au loin… Il la laissait parler, laisser venir à leurs yeux les larmes pour les souffrances qu'il avait infligées à cette femme si patiente. Puis il lui racontait ses lointaines navigations sur les mers glacées, cause de ces absences.

 

Ses navigations ? Lui, des navigations ? Où ? Avec qui ? Quand ? Sa mémoire patine devant ces questions, ses yeux se voilent, ses lèvres se crispent, il tremble. La thérapeute, attentive, lui prend doucement la main.

 

­ Ça va monsieur Dubois ? Que se passe-t-il ? Je peux vous aider ?

 

- La pluie ! La pluie, il me faut la pluie…

 

­ Si vous voulez j'ouvre la fenêtre.

 

­ La fenêtre ? Ha, le hublot ! Oui Philomène chérie, ouvre-le, ouvre-le vite…

 

Rapidement elle ouvre les vitres, le bruit des ondées se fait plus fort, des gouttes entrent dans la pièce et enflent la flaque. Péniblement Alexandre cherche à se lever, la psychologue le soutient par le bras et suit son mouvement vers la fenêtre. Arrivé à l'ouverture, le vieillard se penche et offre son visage aux flots rafraîchissants.

 

Un calme intense l'envahit, des souvenirs surgissent du plus profond de son esprit embrouillé : le vent cinglant, les pluies glaciales, la neige tourbillonnante, les creux des vagues, les murs d'eau, les paquets de mer s'effondrant sur le pont, le bateau qui se cabre, retombe violemment, craque de toutes parts, fend la lame suivante ; puis le grincement du treuil, le chalut qui remonte et vide son contenu sur le pont ; les hommes qui s'affairent à trier les prises… Et lui dans tout cela ? Lui est à la barre ! Lui jubile de maîtriser le navire dans ces éléments hostiles, il est comblé de réaliser ses rêves de jeunesse…

 

Alors c'était ça sa vie ? Pas uniquement des navigations imaginaires sur le Vaillant tranquillement à quai. De vraies navigations aventureuses... Une belle vie oui ! Une vie pour laquelle il n'a pas hésité à imposer à Philomène toutes ses longues absences ; mais aussi qui leur a permis ces extraordinaires retrouvailles, ces retrouvailles qui ont cultivé l'ardeur de leur amour, toujours aussi flambant que le premier jour sur la plage devant la mer en furie…

 

Il vacille sous le choc de cette flambée de souvenirs. Instinctivement la thérapeute le rattrape et le reconduit au fauteuil, il se laisse guider, confiant, comme à son habitude avec son aimée. Son regard errant se fixe sur la flaque d'eau : l'image du petit garçon lui revient dans une bouffée. Et la question s'impose de nouveau : qui est-ce ? Qui est-il, lui qui fait naviguer des feuilles mortes ? À quel avenir rêve-t-il ? Pourquoi lui a-t-il souri ce matin ?

 

Un blanc... Puis, encore une fois, un flash : mais oui, mais bien sûr, il se souvient ! Ce parc, ces flaques, ces feuilles de marronniers, ces deux adultes qui discutaient, là à côté, il les reconnaît. C'était lors des traditionnelles sorties dominicales : le petit garçon à la flaque, c'est lui ! Il tremble de nouveau, mais de joie cette fois : il a trouvé la réponse à la question qui le tracasse depuis ce matin ! Il a dompté sa mémoire vacillante ! Un large sourire éclaire son visage…

 

­ - Ça va monsieur Dubois ?

 

- Bien sûr que ça va ! Maintenant je sais…

 

­-  Vous savez ?

 

­ - Oui, je sais, je sais qui il est ce petit : c'est moi ! Moi petit…

 

­ - Et ?

 

­- Et voilà !

 

­ - Voilà ?

 

­ - Ben oui, voilà...

 

Après un court silence pensif, il ajoute :

 

­ - En plus je sais aussi pourquoi je souriais ce matin, petit, au bord de la flaque…

 

­ - Pourquoi souriiez-vous ?

 

- C'est évident : parce que le petit garçon que j'étais est content que j'aie suivi ses rêves, que je sois devenu un grand navigateur…

 

- Ça va alors maintenant ?

 

­ - Bien sûr que ça va ! J'ai retrouvé ma vie et je sais qu'elle a été réussie. J'ai eu un grand amour et j'ai suivi mes rêves d'enfant, que demander de plus…

 

La thérapeute n'a pas bien compris l'enchaînement des idées de son patient, mais elle remarque qu'il est calme et son expérience professionnelle lui dit qu'elle a atteint son but : apaiser le vieillard. Mieux encore, il s'est réconcilié avec la vie qu'il a menée : qu'espérer de plus pour lui à l'aube de la fin ?

 

Chapitre VII : LA DAME EN BLANC

Toute la journée, il a lu les mots des autres sur leurs lèvres, les mots de leurs vraies pensées, pas ceux de leurs piteux mensonges ! Il a compris leurs manigances : eux n'ont pas vieilli à coup de piqûres, ils veulent protéger le secret de leurs jeunesses… Cela lui fait mal, mais cela lui est égal dans le fond, juste il sait qu'il n'a plus rien à partager avec eux. Peu importe : il a retrouvé le fil des principaux souvenirs de sa vie pour meubler son morne quotidien, et il a le sourire du petit garçon pour l'éclairer…

 

- Bonsoir, dit la voix aimable d'Anne-Marie, je vous sers quoi à manger ?

 

- Manger ? À cette heure ?

 

- Ben oui, il est dix-huit heures, c'est l'heure du souper ici…

 

- Je n'ai pas très faim, moi je suis un couche-tard…

 

- Alors, je vous sers juste une soupe et un dessert. Je mets le pain dans la soupe comme d'habitude ?

 

- A la dure comme à la dure : fais comme tu veux…

 

Il a reconnu Anne-Marie, c'est la seule personne qu'il a clairement identifiée ici, grâce à sa gentillesse ; il lui fait confiance, comme à son habitude, et se laisse servir. Elle lui attache une grande serviette au cou et approche la table du fauteuil. Il essaye de manger le potage à la cuillère, mais il en met partout, alors elle lui conseille de le boire comme un café, car il n'est pas très chaud. Il l'avale à petites gorgées, se rappelant les bols de soupe bouillante qu'il engloutissait rapidement dans le carré du chalutier pour se réchauffer, entre deux combats à la barre contre la mer déchaînée. Ensuite il s'attable au dessert, c'est de la mousse au chocolat : il savoure ce délice de son enfance, le délice du petit garçon souriant…

 

- Ça y est vous avez fini ? C'était bon ?

 

- Oui, oui, ça fait du bien par ce gros temps…

 

- Je vous couche ?

 

- Déjà ?

 

- Je vais bientôt partir, si je vous couche pas maintenant, ça sera l'infirmière qui le ferra…

 

- L'infirmière ? Ha non, pas Beth ! Couche moi, je rêvasserai au lit…

 

- Vous aimez rêvasser ?

 

- Tu sais je m'endors tard. Mais je ne suis pas pressé de dormir, avec les visites de cette femme…

 

- La visite d'une femme ?

 

- Oui, la Dame en blanc…

 

- Un cauchemar ?

 

- Non, non, pas spécialement. Juste un truc de vieux…

 

- Un rêve de vieux ?

 

- Oui si tu veux. C'est de mon âge. Tu sais je suis très vieux maintenant, je dois m'y faire…

 

Doucement, avec des gestes précautionneux, elle le change, l'aide à monter dans le lit, et, à sa demande, le cale demi-assis avec des oreillers. Puis elle lui propose une tisane, il choisit, sur ses conseils, « pour mieux dormir », du tilleul, qu'il sirote à petites gorgées, à défaut de grog… Songeusement, son ouïe se tend vers la pluie qui tambourine sur les vitres, il repense à cette journée riche en évènements et émotions. Surtout la découverte de sa carrière d'intrépide navigateur, sur les traces des désirs de son enfance, sans oublier les retrouvailles avec son grand amour : oui finalement ça a été une bonne journée...

 

Il est heureux. Mais, petit à petit, une pensée mélancolique s'insinue dans son esprit : maintenant qu'à-t-il à attendre de la vie ? Qu'espérer, vu son grand âge et son délabrement physique et mental ? Ne va-t-il pas tout perdre à nouveau ? Reperdre ces chers souvenirs, si péniblement regagnés ? Comment pourrait-il vivre sans eux maintenant ? Ne serait-il pas temps de s'endormir définitivement ? Il se penche sur le côté et saisit, sur la table de chevet, une bonbonnière laquée, au décor sinisant, cadeau de sa grand-mère. Il la secoue : oui tout est là ! Depuis un mois il garde, cachés parmi des cachous, une partie de ses médicaments pour tout avaler d'un coup, le jour où il saura qu'il ne voudra plus de lendemains… Pourquoi pas ce soir ?

 

Mais il ne peut s'y résoudre : il veut prolonger le plaisir de vivre dans ses souvenirs miraculeusement retrouvés, il se sent la force de résister encore une nuit aux baisers perfides de la Dame en blanc. La Dame en blanc ! Cette visiteuse nocturne assidue qui vient le narguer au creux des ténèbres. Il n'en a plus peur : il s'est habitué à son physique filiforme, réduit au minimum, à son visage osseux, à son sourire carnassier et à son accoutrement de voiles blancs amples, tel un suaire flottant. Surtout il n'a plus peur de son obsédante manie de se déplacer perpétuellement avec une faux... Il sait, qu'une nuit où l'autre, d'un geste décidé, elle fendra l'air de son instrument et tranchera l'ultime fil de sa vie. Il s'y est résigné : c'est de son âge...

 

Une pensée traverse son esprit : pourquoi lui laisser le choix ? Pourquoi devrait-elle choisir, elle, le moment ? N'est-ce pas aujourd'hui la nuit idéale ? Il pourrait, fort de ses souvenirs retrouvés, décider lui-même de son ultime soirée, à l'occasion de cet instant de bonheur : il lui suffit d'avaler le contenu secret de la bonbonnière, il s'en sent la force… Maladroitement, laborieusement, il ouvre la boite, se saisit, un à un des cachets et des cachous mélangés, les regarde sans défaillir, et les fait tomber soigneusement dans la tisane. Il jubile de narguer ainsi la Dame en blanc… Il porte la tasse à ses lèvres, déterminé, il en boit une première gorgée.

 

Soudain il recrache tout par terre. Non, ça ne sera pas ce soir ! Non, il ne se privera pas d'un beau lendemain possible ! Il est, maintenant, prêt à partir, mais pas pressé… Il décide de laisser à sa visiteuse nocturne le soin de choisir le moment.

 

Fin !

 

Ou à suivre ?

 

Au choix…

 

Mais si c'est « à suivre » à vous de continuer le récit...

 

 

 

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